Les Justes de Trémel
L’histoire
La famille Lévy est originaire de Turquie. Arrivée en France en 1926, elle s’installe à Morlaix en 1936. Bohor et sa femme, Prossiadi, ont deux enfants, Mazalto et Jacques. Vivent avec eux leurs vieux parents et une sœur de Bohor, Esther. Bohor, marchand de tissus, tient un stand sur les marchés.
Pendant plusieurs années, les Lévy vont mener une vie comparable à celle de leurs concitoyens. L’inquiétude commence avec le 1er recensement des Juifs en octobre 1940 et les vraies angoisses avec les ordonnances anti-juives. Au nom de l’« aryanisation de l’économie », Bohor n’a plus le droit de travailler et se voit spolié de tout son stock. C’est le 11 octobre 1943 que la vie de la famille bascule.
Ce jour-là, la sûreté allemande se présente au domicile des Lévy. Ne sont alors présents que les grands-parents, Esther et Mazalto. Cette dernière parvient à s’échapper, fuit vers la gare et prend un train pour Paris où elle sait retrouver les Kaufman, ses oncle et tante. Le vieux couple n’est pas inquiété, vraisemblablement du fait de s’être déclaré caraïte, minorité du judaïsme que les autorités peinent à définir. Esther est arrêtée.
Prévenus par une voisine, Bohor, sa femme et leur fils se mettent en quête d’un refuge. Une chaîne de solidarité s’organise et par l’intermédiaire d’un médecin morlaisien, le docteur Quiniou, un boulanger, François Le Lay, les conduit à Trémel où se trouve une communauté protestante. Guillaume Le Quéré et sa femme Marie Le Quéré Droniou vont les cacher jusqu’à la Libération, ainsi que les Kaufman qui les rejoindront.
Joseph Le Lourec, secrétaire de police, va tenter d’aider Esther en laissant ouverte, un soir, une porte du commissariat. Mais la jeune femme n’entend pas fuir. Elle est déportée le 20 janvier 1944 à Auschwitz par le convoi 66. De ce convoi de 1 155 personnes, 864 seront immédiatement gazées. Parmi les femmes déportées, seules 55 entreront dans le camp. Il n’y aura que 47 survivants, dont 15 femmes.
Guillaume Le Quéré et Marie Le Quéré Droniou ont été reconnus Justes parmi les Nations le 2 juillet 2017.
Stèle commémorative à Uzel
Une stèle commémorative a été érigée le 16 novembre 2019.
Un panneau explicatif relate également cette histoire exemplaire, au hameau d’Uzel, à l’endroit même où la famille fut cachée.
Passage Jacques Lévy
Nouvelle stèle commémorative
Le témoignage
Paris, le 24 mars 2015,
Je m’appelle Jacques Lévy, j’ai 87 ans. En octobre 1943, je vivais avec mon père, ma mère, ma sœur, mes deux grands-parents et ma tante en Bretagne, à Morlaix, au 95 rue Gambetta. Nous étions l’une des deux seules familles juives de la ville. J’avais 14 ans quand la Gestapo est venue pour nous arrêter.
Ce matin-là, un camarade de classe était passé me chercher pour aller jouer au ping-pong avec lui à quelques mètres de chez nous. Une voisine, Melle Cueff m’a prévenu que les Allemands étaient chez moi. J’ai retrouvé mes parents quelques minutes avant qu’ils ne rentrent à la maison du marché. Mon père voulait aller s’expliquer avec la Gestapo, leur dire qu’on n’avait rien fait de mal, mais je l’ai convaincu de fuir plutôt que de retourner chez nous. Nous avons laissé les sacs de courses chez un commerçant et nous avons quitté Morlaix.
Après environ dix kilomètres de marche, nous sommes arrivés chez une fermière qui nous vendait régulièrement ses produits. Elle nous a offert pour tout abri, sa grange et nous avons dormi dans la paille, ma mère, mon père et moi. En échange de l’hébergement, mon père faisait quelques travaux dans les champs pour la fermière.
Mais ma mère a été reconnue par des habitants de Morlaix. Des gens ont dit à la fermière que les Allemands allaient brûler sa ferme si elle était prise à héberger des juifs. Alors, elle nous a demandé de partir, au plus vite. Nous ne savions pas où aller. Mon père lui a demandé de nous laisser un peu de temps pour trouver un nouveau refuge. Ce jour-là, il est tombé de bicyclette et s’est cassé la clavicule.
On m’a alors envoyé à Morlaix demander l’aide de notre médecin de famille, le Docteur Quinioux. Quand je lui ai expliqué notre situation, il m’a dit de ne pas m’en faire. Il allait s’occuper de nous. Il faisait parti d’un réseau de résistants.
Deux jours plus tard, nous montions dans la calèche d’un boulanger. Mes parents étaient cachés sous une bâche et moi, j’étais assis à côté de lui. Le docteur Quinioux avait tout arrangé avec l’aide du fils de Monsieur Querré pour que nous soyons transportés à trente-cinq kilomètres de là, à la Mission Évangélique bretonne de Trémel.
Quand nous sommes arrivés, Monsieur Querré nous a accueilli avec beaucoup de gentillesse. Nous avions peur. Ma mère pleurait beaucoup, mais Monsieur Querré a eu de douces paroles pour nous rassurer. Il nous a conduit dans une dépendance du temple. C’est là qu’il nous a cachés jusqu’à la Libération. Le grenier nous servait de chambre. Monsieur Querré avait installé des paillasses par terre pour nous. Il n’y avait pas de lumière mais il nous a donné des lampes à pétrole et du bois pour la cheminée. Mon père et Monsieur Querré ont convenu d’une histoire qui nous servirait de couverture aux yeux des autres résidents de la Mission.
Brest avait été bombardé et de nombreux habitants avaient trouvé refuge dans les campagnes. Il a donc été décidé que nous serions une famille de Brest dont la maison avait été détruite dans les bombardements. Seul Monsieur Querré connaissait la vérité. Son fils et lui avaient donné de faux papiers à mes parents, on était devenu la famille Leroy. La mission évangélique était pauvre, il n’y avait pas beaucoup d’argent mais Monsieur Querré n’a pas hésité à partager le peu qu’il avait avec nous. Pour aider au quotidien, mon père s’occupait des vaches, ma mère était à la cuisine et moi, je suis devenu moniteur pour les enfants de l’orphelinat. On a passé tout l’hiver comme ça.
Les conditions étaient difficiles. Ma mère passait ses soirées à la lucarne du grenier. Elle avait peur que les allemands nous trouvent. D’autant que le dimanche, ils n’étaient pas rare d’en voir trois ou quatre venir prier au Temple de la Mission. On restait cachés dans le grenier du Temple pendant qu’ils étaient là. On les voyait par les interstices du plancher pendant l’office. Il ne fallait faire aucun bruit et se préparer à fuir. La porte du grenier était bien trop haute pour sauter directement dehors, alors Monsieur Querré avait placé des ballots de paille pour qu’on puisse sortir du grenier par l’arrière sans se blesser au moindre problème. Il n’avait pas le choix, il devait supporter la présence des Allemands qui s’imposaient le dimanche. Il risquait sa vie pour protéger la nôtre.
Mes parents pensaient sans cesse à ma sœur et à mes grands-parents. On s’inquiétait énormément pour eux. Chaque matin, Monsieur Querré venait nous remonter le moral. Il nous disait qu’on serait bientôt libérés. Ça nous a aidé à tenir pendant les dix mois où on resté à Trémel.
C’était un homme d’une grande foi. Tous les jours, il allait vendre la Bible dans les fermes. Il était très aimé. Les habitants de la région lui donnaient souvent de la nourriture pour la Mission Évangélique. Il partageait tout avec nous. Il a été particulièrement gentil avec nous. Il venait nous voir pour savoir si l’on ne manquait de rien. Il s’est pris d’une grande amitié pour moi. Nous allions tous les deux dans un petit moulin où il s’était fait un atelier. C’est là qu’il écoutait en cachette Radio Londres. On écoutait ensemble les nouvelles de la guerre et on en discutait tous les deux. Il prenait de grands risques à nous cacher. S’il avait été pris, il aurait été fusillé sur le champ. Il n’avait pas peur. Il avait une foi inébranlable.
C’était un homme très courageux. Il avait de longues moustaches blanches qui me faisait penser à celles du Maréchal Joffre. Depuis cette époque, je l’appelle le Pasteur Querré. Il n’était pas pasteur, il était colporteur mais il avait cette tendresse et cette bonté des hommes de foi. Je ne sais pas très bien comment lui exprimer la gratitude. Sans lui, notre destin n’aurait pas été le même. À l’époque, je ne pensais pas à tout ça. J’avais 14 ans et l’impression que ce qu’il faisait était naturel mais c’était extraordinaire. Il nous a gardé cachés là pendant plus de dix mois. Nous n’avions rien à lui donner en échange. Il nous a sauvés. Je ne savais pas ce que les Allemands voulaient faire de nous. Je pensais qu’ils voulaient nous mettre en prison. Mais ni mon père, ni ma mère ni moi n’avions imaginé qu’ils voulaient nous tuer. Qui peut penser qu’on veut tuer des enfants, des personnes âgées, des femmes, comme Esther, ma tante…
Quinze jours avant le débarquement, ma sœur nous a rejoint à la Mission de Trémel. Quand les Allemands étaient venus nous chercher à la maison, elle avait réussi à s’échapper en sautant par la fenêtre, elle avait pris le train et s’était réfugiée chez mon oncle Maurice et ma tante Lucie à Paris. Mais il y avait beaucoup de rafles à Paris et tous les trois avaient pris peur. Je ne sais pas comment ils ont su où nous nous trouvions mais ils nous ont rejoint. D’abord ma sœur que je suis allé chercher à bicyclette à la gare, puis mon oncle et ma tante. Pendant plusieurs semaines, Monsieur Querré nous a hébergé tous les six jusqu’à la fin de la guerre.
Un matin, Monsieur Querré est venu me voir. C’était le 6 juin 1944. Il m’a dit : « Ça y est, ils ont débarqué. Dans quelques jours, ils seront là pour vous libérer ». Ça a pris bien plus de temps. L’armée américaine est arrivée à Morlaix le 25 août 1944. On est resté à la Mission jusqu’au jour où on a vu les colonnes de chars américains arriver. Plus tard, quand on a recommencé à faire les marchés, on a revu Monsieur Querré. Mon père disait qu’il était notre plus grand ami. Il avait raison.
Jacques Lévy
Liens utiles
Site répertoriant les « Justes parmi les nations » :
yadvashem-france.org
Site relatant l’histoire détaillée des Justes de Trémel :
protestantsbretons.fr/histoire/les-justes-de-tremel/
Article de Ouest-France du 30 juin 2017, décernement de la médaille de « Juste parmi les Nations » :
https://www.ouest-france.fr/bretagne/cotes-d-armor/justes-de-tremel-le-couple-le-quere-medaille-5104068
Article & reportage France Info du 3 juillet 2017, histoire et décernement des médailles :
https://france3-regions.francetvinfo.fr/bretagne/cotes-d-armor/tremel-guillaume-louis-marie-yvonne-quere-deviennent-justes-parmi-nations-1290923.html
Article de Ouest-France du 16 novembre 2019, lors de l’inauguration de la stèle :
www.ouest-france.fr/bretagne/tremel-22310/tremel-une-belle-histoire-gravee-sur-la-stele-et-ancree-dans-les-memoires-6611773
Article du Trégor du 30 novembre 2021, inauguration de la nouvelle stèle des Justes parmi les Nations :
https://actu.fr/bretagne/tremel_22366/autour-de-lannion-une-nouvelle-stele-des-justes-parmi-les-nations_46854506.html